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Les dix objets clés de la bourgeoisie

Éléments pour une sociologie "de poche"... comme un couteau d'assassin.

Après les échecs à fragmentation du communisme et du fascisme, l'idéologie bourgeoise reste, depuis 1789, l'idéologie dominante. Les lourds attraits des rois les ont conduits dans la tombe. Gageons que ces dix objets, loin d'être les gadgets qu'ils prétendent, ne coulent ce paquebot par le fond, et emportent avec eux ces deux siècles de trahisons. Pour la liberté, et la disparition de tout pouvoir.


Edouard Manet

 

I. La maison

• Ça va du studio « baise-en-ville » ou « pied-à-terre » du « single », tour à tour célibataire et/ou adultérin, aux châteaux somptueux et autres villas, résidences secondaires, etc., pour famille nombreuse ou monoparentale, en passant par l'HLM et la maison phénix. Elle contient toutes les « choses » (G. Perec) qui se doivent de l'entourer, de le définir avec (forcément) mode, classe et sobriété (feinte), choses qui le possèdent bien plus qu'il ne les possède. Une place dévolue, prévue et aménagée pour chaque chose (la bourgeoise et les gosses de bourges inclus), et chaque chose à sa place. Un véritable idéal fasciste, juste pour soi. La maison fixe aussi ce nœud de pouvoir dans des « rapports de bon voisinage », territorialement. La maison est la coquille du mollusque bourgeois. Tantôt sise à Croix, tantôt à Moulins, la maison (comme l'appart’) est l'écrin (comme W. Benjamin décrivait l'intérieur feutré sous Louis-Philippe) dans lequel la perlouze de bourge va se sertir. Il va y vivre, et de là, « circuler » vers ses tâches, rentrant sagement le soir. À l'inverse de celle du prolétaire, la maison a une fonction typiquement bourgeoise : celle d'un seyant vêtement comme havre de paix. À l'instar de son aînée aristocrate, la maison du bourgeois recueille, étoile et répand son idéologie.

(G. Brassens : « ... elle cousant, lui fumant, dans un bien-être sûr, et choisissent les prénoms de leurs premiers bébés ».)

 

II. Le fauteuil

Cossu, cosy, confortable, le fauteuil accueille le repos du guerrier bourgeois. Il a la douceur ferme et ventrue de maman, les accoudoirs permettent (presque) les mêmes encastrements et lovages que bobonne, et il est le muet et sage compagnon de l'activité la plus secrète du bourgeois : ses pensées et ses rêves de lecteur. Il épouse l'épine dorsale du maître, comme le porte-avions déroule une piste de décollage pour chasseurs aériens, et ce malgré le « mal du siècle » qui la guette. Le fauteuil sait se faire aimer, docile et manipulable créature... (Goebbels, à ce qu'il paraît, aimait à caresser sur l'un d'eux le téton de feu d’une femme juive, dont la peau avait servi à le couvrir. Macabre découverte d'adolescent : le fauteuil est un collabo). Le fauteuil du ministre, celui du patron, sont le véhicule immobile de sa puissance pacificatrice. Car la paix sociale, le bourgeois s'assoit dessus, et, pire, y assoit ses desseins et ses pets. En somme, lorsqu'il ne siège pas, il trône. Sorti du lit, c'est de cette position assise que se lanceront toute la journée les ordres au monde qui, autour de lui, devra tourner. De la table de petit déj’ à celle du déjeuner d'affaires, du fauteuil de réunion au siège de bureau, de la voiture de fonction au tableau de commandes infrarouges de la télé, le fauteuil partout, comme valet fidèle aux actions directes du bourgeois.

Gustave Caillebotte

 

III. La bibliothèque/la télévision/la chaîne hifi/le journal

« Dis-moi ce que tu lis, je te dirais qui tu es », voire les « et t'écoutes quoi, toi, comme musique ? » Autre noble mâchoire de la tenaille édifiante en même temps que véhicule de l'idéologie, ces lectures, ces lecteurs, ces « in-formations », films, musiques tapissent l'univers référentiel du bourgeois pour l'accompagner (bien que le délaissant à l'envi) d'un décollage de fauteuil à l'atterrissage quelques pages plus loin, sur le même fauteuil-recueil, et ce d'une simple commande digitale. La prestigieuse prétention à la culture, à la connaissance du monde en cours (sur lequel il convient de « peser »), aux lumières de la liberté de penser et de choisir, gagnent tôt le bourgeois, volontiers intellectuel, pour ne le quitter que d'un œil. Alors il s'équipe. Mais les plus « beaux livres » ne sont jamais ouverts, et les plus savants souvent oubliés, cependant ils sont « là » (exposés et disponibles, potentiels). La télé, plus au foot que sur Arte, et la chaîne, ou jazz ou grosses têtes, interviennent comme ultimes chasses d'eau, paravents du semblant d'équilibre mental. Tous agissent sur le bourgeois comme si la tenaille fauteuil-bouquin, dans laquelle il s'enserre, laissait la quintessence du savoir, outil de domination entre tous, entrer par un œil et sortir par l'autre. Faiblesse grâce à laquelle la bourgeoisie et son pouvoir sont combattables. Et grâce à laquelle la bourgeoise redevient effectivement disponible (aux sens de « disposable »).

Jan Vermeer

 

IV. La bourgeoise (le mariage/les enfants/la famille/la cuisine)

« Menton ras et ventre rond, notaires » (Brassens encore). La bourgeoise n'est pas la femelle du bourgeois. Elle n'en est qu'un organe, vital, certes. Courroie de transmission du pouvoir, de la secrétaire à la matrice, de l'élève bas-bleu à la working girl-affirmative woman, la mère est le futur de cette femme. De même, la disposition à se laisser mettre (aux sans transitif et intransitif) est la plus sûre voie vers les miettes de pouvoir qui lui sont allouées : à la salle du conseil des ministres exactement comme à la cuisine, le charme de la bourgeoise est discret (non-plein, L. Bunuel). Belle, cette femme est libre, libre de disposer sa faveur auprès de la disposition du meilleur bourgeois alentour, ainsi qu'auprès des limites de pouvoir que celui-ci prétend receler et est susceptible de partager (d'offrir, cf. la bague de fiançailles). Moche, elle n'est plus libre que d'être choisie par un moche, ou par un beau peu scrupuleux (ou aviné). Le rallye n'est que la version condensée de cette pseudo-liberté, codifiée de poésie ou de religion, que le bourgeois nomme « amour ». « Tournez-Manège » en est la version bal pop. Mère, voilà notre bourgeoise « casée », et du nom de famille jusqu'à la faute « adult-ère » (mixte, mais dont la prouesse ou l'opprobre se mesurent en termes d'axe « dom-juan/salope »), bien loin de la bourgeoisie l'idée d'« élire une papesse » (Reiser). Elle préfère se reposer sur une Madame De Mon cul pour élire plutôt la « nouvelle miss ». La bourgeoise s'apprête, et se fait désirer. Pour ça, elle peut même apprendre à devenir intelligente. Même si toute cette intelligence ne se « verra » pas, elle ne se trouvera plus que devant les noms des Messieurs les professeurs, Messieurs les docteurs, "Messieurs les enfants" (Pennac). Titre de propriété, Madame de bidule reste le truc d'un mec.

(A. Souchon : « et la seule chose qui tourne sur Terre, c'est leurs robes légères ».)

Jacques Autréau

 

V. L'étiquette de la bouteille de vin (le blason) & le logo de la plaquette de beurre (le terroir)

« Veni, vedi, vici ». Noblesse oblige, le bourgeois est ici chevalier, avec ses paysans vassaux. L'étiquette de la bouteille de pif porte en elle la radiographie des choses arrachées à l'Ancien Régime pour les faire siennes : « propriété », « château », « maturation », « appellation d'origine », blason aux armes d'une dynastie fictive ou passée, judéo-chrétienne voire transméditerranéenne, l'impression de lignée et de nationalité demeure. Tour à tour crème de la crème ou banal taux de cholestérol, le beurre (ou le lait, ou le pain), de l'artisan à l'industriel, et à l'instar du vin, brandit sa généalogie. Contenant drapant ou singeant la couleur du contenu, mais surtout, outre le nom, produit dont la voix (l'emballage) appose tel bosquet, tel clocher, telle dorure, tel succédané d'image de bocage (frais) et de tradition (française). Chocolat, café, thé et or sont les produits de la colonisation (cf. 1989 et les communistes est-allemands et leur mur abattu par l'envie, prétendue irrépressible, du peuple pour la banane), le vin et le beurre sont devenus les survivances d'un truc mettable dans les épinards et d'un truc dans les neurones. Le sang du Christ, et le temps des vaches grasses (cf. R. Barthes, « Le vin et le lait »). Le bourgeois, d'ailleurs, qui en abuse, s'engraisse et grossit. Ça le rend d'autant plus vulnérable qu'il en devient plus visible, ainsi plus facile à viser.

 

VI. Le lave-vaisselle et le chausse-pied

« Ah, Gudule, viens m'embrasser, et je te donnerai... » La gageure tient en peu de mots : la femme peut se libérer (de la domestication et la domination masculine), mais pas trop. Elle fait donc plus la vaisselle. Pour que chaque chose retourne à son poste prêt à l'emploi dans la maison-collection, le bourgeois a inventé et offert un lave-vaisselle. Et qui achète les produits d'entretien, et qui débarrasse la table pour remplir le lave-vaisselle ? Eh non, pas le bourgeois. Lui, il doit sortir, alors de son fauteuil, il glisse lentement son pied enchaussetté de fil d'Ecosse dans un beau mocassin havane, à l'aide, non pas du lave-vaisselle, mais d'un chausse-pied. Cendrillon contre l'électronique : aux femmes l'électronique culinaire, aux garçons le soin de rêver de chaussures à leurs pieds, en ménageant la tige du soulier. Disposer puis occuper la femme est le préalable au travail du bourgeois : tromper sa bourgeoise. C'est donc lui qui sort. C'est donc lui qui l'« émancipe », en programmes courts et en sel régénérant. Le mixer, la machine à laver, le sèche-linge, le filtre à eau, l'aspirateur, le toaster, le four, la gazinière : tout ce que la bourgeoisie et sa nomenclature marchande registrent à présent sous le nom charmant d'électroménager blanc, par opposition à l'électroménager noir, qui non, ne torche pas les mômes, mais porte la couleur du Monsieur, comme au mariage, pour la télé, la playstation, la chaîne hifi, et non, pas la tondeuse. Madame trime, Monsieur se distrait. Madame rentre et veille au collectif de la maisonnée, monsieur sort, chaussé, et veille à vérifier si l'herbe serait pas des fois plus verte sous d'autres robes.

 

VII. Le complet-cravate

Robe masculine ? Comme à un pur-sang racé sied un terme si polysémique, la cravate se noue et délimite Monsieur dans ses nobles et bouchères parties médianes : de la bite à la tête, et retour. Chaque armée a son uniforme : si le sari ébahit passé l'Oural, le banquier hindi siègera au CR de sa filiale Barclays de Bombay en Cerutti, ou Dior. Les Italiens ne s'y sont pas trompés en voyant dans le costume-chemise-cravate le symbole de la démocratie chrétienne, c'est ce que les « républicains » de l'affaire du voile ont bien soigneusement feint d'oublier. C'est sur ces deux piliers, le politique et le religieux, avec l'économique, le capitalisme, que la bourgeoisie tient en ces temps debout. D'un complet-gilet-veste-cravate, avec un pantalon dûment plissé par l'avant, des souliers enfilés par chausse-pied, le bourgeois se déplace en tenue. Les soieries les plus coquettes viennent constituer ce ruban insolite et voyant, pointeur du dessous de la ceinture qui annonce la couleur, sur la haute idée que Monsieur se fait de sa virilité comme de sa classe. Les couleurs et les teintes jouent avec les optiques contrastes de « chatoyance » et de sobriété, quand la cravate n'est pas carrément frappée du sceau de telle ascendance prestigieuse. Les Allemandes coupent les cravates dans la rue, les nuits du réveillon, par tradition festive. On peut vraiment pas les laisser cinq minutes, les Allemandes et leurs traditions, sans qu'elles lisent Freud et fassent n'importe quoi. Pour le soir, pour présenter le journal, pour dîner en ville, pour gagner des contrats, rien de toute cette guerre ne pourrait se mener à poil. Il convient d'abord d'« emballer ». Pour Monsieur, c'est donc cintrée que la bourgeoisie emballe et déballe, tant et si bien que les femmes en costard pensent avoir gagné là autre chose que le droit de l'ouvrir. Ça reste leur liberté, que de robe en chemisier, elles entrouvrent, encore patientes.

David

 

VIII. Le vocabulaire (la rhétorique)

Ce que parler veut dire ? Préparer l'action. Les mots marchent entre eux comme les choses qu'ils dépeignent marchent entre elles. Le bourgeois l'a bien compris, il doit donc ou convaincre, ou persuader. Pour ça, il va à l'école, il lit, il s'équipe, s'éduque, s'édifie, s'instruit. À la fin, il parle couramment le bourgeois : « Mais asseyez-vous donc un instant, ma chère Anne-Brigitte, que je vous conte ce délicieux voyage aux Indes ! » Là, normalement, Anne-Brigitte est déjà disposée à laisser monsieur s'inspirer du sous-titrage qu'elle porte dans son décolleté. Les yeux écoutent, Napoléon aurait déclaré que commander, c'est parler aux yeux. Il voyait loin, ce petit. Le vocabulaire (en allemand « trésor de la parole ») est comme toute autre matérialité : il nourrit, précise, nomme. Et commande. Le Moyen-âge, aristotélicien et occidental, s'est chrétiennement occupé à registrer, classer, dire le monde autour de l'Homme, tout le fruit de la création divine « emparcheminé » et enluminé par des générations de moines, puis d'universitaires. Aujourd’hui, le bourgeois est le seul pan de la lutte des classes qui reprend la parole comme une arme : retour à l'antique rhétorique, ancêtre des luttes de pouvoir passant par le mot. Il sait les slams, les raps, les agits-props, qui couvent le noir dessein de lui reprendre le terrain. Aussi, sa dialectique de prédilection, c'est pas les messages, véhiculés par le verbe : c'est tout au plus poétique, la réponse à la question : combien ça coûte ?

 

IX. Les clés (la voiture)

Pour mener sa guerre, tous les véhicules sont permis au bourgeois. Le train a son TGV, l'avion son Concorde. Mais à cheval, en bus, à pied, le meilleur ami du bourgeois est la clé qui lui ouvre partout le sésame de sa voiture. Tioup-tioup. Bien que faite pour quatre, le bourgeois optimise son rapport à sa voiture dès lors qu'il emplit seul son équipage amphibie. La symbiose avec l'individualisme comme paradigme social s'opère alors, dans un luxe de gaspillage de places assises, de places de parking, de temps d'embouteillages, de prix de carburant, de prix de l'oxygène, de perte de fric, de perte d'espaces de rêves à coups de pubs, de perte de la foi de l'autostoppeur, perte de la foi dans une humanité qui ne se poserait pas toujours en l'axiome « il a la voiture, il aura la femme ». Parfois, une bourgeoise est au volant d'une BMW, ou d'un 4x4, ou d'un 4x4 BMW... mais c'est celle de son mari. Dans le cas inverse, c'est une victoire du combat féministe. Aussi, le long de ce trousseau de clés, avant ou après avoir passé un anneau autour de l'annulaire de sa bourge, notre bourgeois en passe un autre autour de la clé de cette promesse de liberté cylindrée, de fuite sans plomb, de puissance à airbag. Ne lui restera plus qu'à emmailler sa marmaille, ce tout structuré en drapeau de jeux olympiques. Car à défaut d'avoir toujours la plus grosse... aisance naturelle, sa 'oiture, ses clés, ses anneaux, lui confèrent la plus grosse, bien que matérielle aussi, puissance symbolique (cf. Brel, fils de bourgeois : « avec une bague à chaque doigt et un doigt dans chaque pays et que chaque pays soit à moi »). Et en voiture, Simone...

Adolf Menzel

 

X. Le travail (l'argent)

Le bourgeois ne devrait pas travailler. Mais détenir les moyens de production et pouvoir les agencer, c'est du taf ! Paradoxalement, à l'écouter, il travaille plus que tous ses employés. Non seulement il sait tous leurs travaux, mais il a en outre la plus-value du sien comme architecte de l'ensemble, sa « boîte », sa rente, ses « sicavs », son artisanat. Faire travailler les plus pauvres, et faire « travailler » son fric, le bourgeois hésite. Alors il fait les deux, et tout tient ensemble. Les salariés ne le renversent pas, car il leur donne aussi de cet argent, cet oxygène social. Organisateur d'échanges « de bons rapports », le bourgeois a même des syndicats, sinon tous. Le prolo trime, il a sa famille à nourrir. L'aristocrate, lui, flânait, oisif. Le bourgeois, aspirations statutaires oblige, a étudié, l'intello, pour pas se salir trop les mains, mais à travailler du ciboulot, il mouille aussi sa chemise. Alors quand le prolétaire « bosse », lui, il « œuvre ». Normal qu'il jouisse plus de l'usufruit de ce travail, et qu'il paye et qu'il se paye, le poète, des salaires puis un bateau, une Breitling, une facture d'eau. Or, à écouter le monde étouffé sur lequel il trône, on trouvera normal, surtout, qu'un jour, il paye. Tout court. •