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Le World Forum de Lille ou le boniment dit "responsable"

Le 23 octobre 2007, Martine Aubry – « socialiste » – prononçait avec « un plaisir immense » son discours d’ouverture du premier « Forum Mondial de l’Economie Responsable ». Depuis, chaque année, Lille accueille cette fête patronale et fichtrement décomplexée. Trois jours pendant lesquels des patrons convaincus parlent à d’autres patrons convaincus pour se convaincre mutuellement de leurs vertus, le tout sur un air de rock. Or, à les entendre, il faudrait faire la différence entre le « capitalisme financier » qui est le mal et le « capitalisme responsable » – le leur – qui est le bien. Le premier serait la cause de tous les maux, le second, leur remède. Voyons de plus près ce boniment qui, en dépit d’une intense communication, peine à convaincre.


• Alors qu’1 milliard d’êtres humains n’ont pas assez à manger dans le monde, qu’1,4 milliard vivent avec moins d’1,25 dollar par jour, qu’en France il y a entre 4,3 et 7,8 millions de pauvres et que, malgré les légères améliorations observées avant la dernière « grande récession », la situation ne risque pas de changer, les « décideurs » économiques se mobilisent pour sauver le système qui, coupable ou non, a le mérite de créer leurs propres richesses. Celui que l’on nomme « capitalisme ».

Ayant sans doute ressenti l’impopularité croissante exprimée à l’égard de ce « capitalisme », ils se devaient d’inventer une méthode pour l’innocenter et, par là, sauver leurs privilèges. La méthode, en réalité, est classique et largement éprouvée. Il s’agit de scinder l’objet du mécontentement en deux : dans le cas présent le « capitalisme financier » et le « capitalisme responsable » – on dit aussi « raisonnable », comme notre bon citoyen Pierre de Saintignon, « socialiste ».

Le bon « capitalisme » et le mauvais

Satan plonge l’humanité dans le chaos, Dieu la sauve. C’est vieux comme le monde, le pouvoir étant d’abord celui de désigner d’un côté les coupables et de l’autre les innocents. Comprenons donc qu’il n’y a pas qu’un capitalisme. Il y aurait le mauvais « capitalisme » – le méchant – et le bon – le gentil.

Le « show » du bon « capitalisme »

La distinction entre le méchant et le gentil est parfois si peu évidente qu’il faut une grande force de persuasion pour la faire admettre. Se sentant menacés par la récession actuelle de l’économie mondiale, certains patrons l’ont très vite compris.

Ce n’est pas pour rien qu’un « Forum mondial de l’économie responsable » a ouvert ses portes à Lille durant l’automne 2007. Quelques mois après le début de la « crise ». Et l’initiateur de ce projet ne pouvait être qu’un des maîtres du monde « responsable », Philippe Vasseur, président de l’Ecole Supérieure de Journalisme de Lille, président du Crédit Mutuel Nord Europe et président du Réseau Alliances. Philippe Vasseur, le vaillant chevalier de la « RSE », entendez la « responsabilité sociale de l'entreprise ».

Ainsi, chaque année, le « Word Forum » se déroule-t-il à Lille dans une ambiance de spectacle « rock’n’roll ». On se souvient par exemple du « show » de l’an passé, conté par Nord Eclair en ces termes : « La musique de Pink Floyd résonne dans le Nouveau Siècle. Il est 9 h et c'est sur l'air de Money que Philippe Vasseur, président du World Forum Lille, monte sur la scène. Il plante le décor de cette troisième édition consacrée, cette année, à l'argent responsable, thème ô combien d'actualité. » Et de ce « moment tant attendu […], l'intervention de Gérard Mulliez », pendant laquelle le vieux Crassus a déclaré – en articulant, heureusement, correctement : « Je ne suis pas vraiment radin. Je suis économe. » Sous les applaudissements, l’une des plus grandes fortunes de France avouait faire du fric, de la « money », certes, mais du fric « responsable ».

Pas vraiment radin mais économe

La semaine dernière a eu lieu la quatrième édition de ce « show » dédié à la RSE. Le thème, cette année, portait sur « l’entreprise responsable ». Avec ce mot du président Mick Jagger Philippe Vasseur appelant à signer le « Manifeste de l’entreprise responsable »  : « Que vous soyez dirigeant d'entreprise ou sympathisant, cela vous prendra quelques instants pour soutenir notre volonté de propager les "Bonnes Pratiques" d'entreprise et prouver par votre signature que vous aussi, vous souhaitez voir le monde économique avancer concrètement vers plus de responsabilité. »

Le « World Forum » ne souhaite donc pas voir le monde économique avancer concrètement vers plus d’égalité et de justice. Il souhaite simplement voir le monde économique avancer concrètement vers plus de responsabilité. Pas besoin d’en dire plus. Le mot « responsable », répété à tort et à travers – voyez le nombre de fois que ce mot apparaît dans ce billet ! –, trois jours durant, dans les nombreuses conférences et interventions, par les patrons, les élus « socialistes » et les journalistes, cette véritable antienne, donc, devrait suffire à créer l’illusion du bon « capitalisme » engagé dans un combat à mort contre le mauvais « capitalisme ». Et signer ce manifeste, pour un capitaliste – ce qui ne prend que « quelques instants » –, revient à s’autoproclamer bon capitaliste.

Seulement, les illusionnistes de la RSE ne parviendront pas à faire oublier leurs nombreuses irresponsabilités, bien réelles cette fois.

Le mauvais capitaliste, il voit un être humain, il l’exploite. Le bon capitaliste, il voit un être humain… bon, il l’exploite mais… c’est un bon capitaliste.

Dès l’ouverture de ce quatrième « World Forum », des militants se sont rassemblés à l’entrée du Grand Palais pour « gâcher la fête aux patrons ». Fête prenant plutôt l’allure d’une « mascarade » éhontée, eu égard aux partenaires de l’évènement : Auchan, GDF-SUEZ, Caisse d’Epargne, Bonduelle, Transpole, Paul, Orange, Le Groupe Voix du Nord, Oxylane, Dassault Aviation, etc.

Un seul « capitalisme » impopulaire

Le seul exemple de Mulliez – celui qui n’est donc « pas vraiment radin » mais « économe » – est suffisamment éloquent. Comme le précise l’appel de la CGT :

« 1600 salariés ont été contraints, devant le manque d’un véritable dialogue social, de poursuivre AUCHAN devant la Justice, pour non respect du Smic, entraînant une grille de salaires minorée de 5 %.

Alors que la famille MULLIEZ détient la 2ème fortune de France avec 19 milliards d’€ en 2010 (+ 4 milliards d’€ par rapport à 2009 !), les salariés d’AUCHAN ont obtenu 0,5 % d’augmentation de salaires en 2009 et de 1,50 à 1,70 % en 2010 !!

Que dire encore des 200 salariés de Diramode-Pimkie, filiale du groupe Mulliez, licenciés fin 2009 juste après que Xanaka, autre filiale du groupe, avait elle aussi dégraissé ses effectifs.

Et les 3 Suisses, autre entreprise de l’empire Mulliez… Deux plans de licenciements en 1 an !! »

Cela étant dit, cela étant bel et bien réel, comment peut-on faire confiance à un Gérard Mulliez qui, lors d’un spectacle électrisé par une foule d’homologues décomplexés, s’autoproclame capitaliste « responsable » sans avoir à se confronter à la moindre objection ? Comment peut-on croire à la sincérité d’un tel personnage ?

La même question vaut aussi pour Philippe Vasseur. Surtout lorsqu’il affirme, très sûr de lui, qu’une délocalisation, aussi, peut être « responsable », en citant comme exemple Oxylane – ancien Décathlon – qui « impose une charte sociale à ses sous-traitants à travers le monde. » Est-il réellement convaincu que cette charte soit vertueuse dans « les usines prisons » indiennes, comme celles de KPR, une entreprise « sous-traitante pour de grandes marques occidentales : Carrefour, Pimkie, Les 3 Suisses, Décathlon, Kiabi (groupe Auchan) » ?

Money, it’s a crime

A cette question, Monsieur Vasseur a, en fait, déjà répondu. Implicitement, certes, mais il l’a fait. L’an dernier, par le choix de la chanson « Money » des Pink Floyd pour ouvrir le forum de l’argent dit « responsable ». Cette chanson dont les paroles résument à elles seules ce qu’est le boniment du capitalisme autoproclamé « responsable » :

 

Money, it's a crime. Share it fairly but don't take a slice of my pie.

Money, so they say, is the root of all evil today.

But if you ask for a rise, it's no surprise that they're giving none away

(L'argent, c'est un crime. Partage-le équitablement mais n'empiète pas sur ma part.

L'argent, comme ils disent, serait la source de tout le mal de nos jours.

Mais si tu demandes une augmentation, sans surprise ils t'en accorderont pas.)

 

(Désolé d’avoir autant utilisé le mot « responsable », mon cerveau a déjà été mangé)