• Catégorie : Reportages

Pourquoi cou(v)rir le Semi-Marathon de la Braderie de Lille ?

Le reportage sportif doit être le plus noble des styles journalistiques. C’est en tout cas un point de vue que j’ai été forcé d’adopter quand, après trois heures de sommeil éthylique, le réveil m’a ébranlé vers sept heures de la mat’. Quand, pour être plus exact, je me réveillais dans l’unique but – et c’est là le plus troublant – de couvrir le Semi-Marathon de la Braderie de Lille. Autrement dit une course de 21 100 mètres remuant, en même temps, 5224 joggers. Et Simon de Bavoir, mon confrère, mon ami, en était. Oui, De Bavoir. Pour tout ça, en me réveillant ce matin-là, la gueule en vrac, je n’avais qu’un seul problème en tête : mais bordel, pourquoi ?


« Quant aux autres, les cinq ou six mille, voire sept ou huit mille participants, chacun avait ses raisons de courir… et voilà l’angle d’attaque qu’il nous faut ; la raison d’être… Pourquoi ces couillons courent-ils ? Pourquoi se punissent-ils de manière si brutale, sans le moindre prix à la clé ? Quel est donc cet instinct taré qui pousse huit mille individus a priori sensés à se lever à quatre heures du matin pour arpenter à grande vitesse les rues de Waikiki sur 42 kilomètres pète-couilles dans une course que moins d’une douzaine d’entre eux ont la moindre chance de gagner ? »

(Hunter S. Thompson, Le marathon d’Honolulu, 1981)

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• À vrai dire, je crois bien n’avoir jamais couvert d’évènement sportif. Alors, quand on m’a mis sur le coup – en fait quand j’ai dit aux autres : « C’est OK, je gère » –, j’ai paniqué. Comment devais-je m’y prendre ? Comment faire croire que je m’y connaissais en sport ? Sans attendre, la veille, j’optais pour le protocole journalistique. Des règles de base sont à connaître quand on fait ce métier, me dis-je, et il serait probablement pertinent de les respecter. Pour une fois. Ouvrant la page web du semi-marathon de Lille, saisissant mon téléphone pour composer le numéro de Simon de Bavoir, j’ai introduit le sujet comme un bleu :

« On m’a mis sur l’affaire, Simon. Je couvre l’évènement demain. Et là je veux une interview sur ta préparation physique et ton conditionnement mental. T’as déjà fait un semi-marathon ?

– Bah bien sûr ! s’est-il exclamé. J’en ai fait un dans le Cantal, mon pote !

– Ok, je vois le délire… et comment tu t’es préparé pour cet évènement ?

– Quoi ?

– Ta préparation physique, bordel !

– Bah… J’ai pas couru de toute la semaine. J’ai mal aux genoux, donc faut qu’ils se reposent. Et là en dessous des pieds, j’ai ressenti une douleur bizarre… Bon, en fait j’ai couru un quart d’heure tout à l’heure.

– T’as couru un quart d’heure de toute la semaine ! C’est tout ? Mais tu crois que t’as une chance de gagner ou quoi ?

– Bah j’espère bien, moi j’y vais pour gagner. »

Le mec y allait pour gagner. Entendez-vous ça ? Un des types les plus révolutionnaires que je connaisse y allait pour gagner. Je venais tout juste d’avaler un Buffalo, un Double Cheese Burger, des nuggets, des frites, un Pepsi de chez Speed Burger et une Goudale de chez l’épicier ; et lui, alors qu’il était 20h00, allait « manger une assiette de pâtes » et « dormir ». En ce soir du vendredi 30 août 2013 – et je le dis sans honte –, il y avait de quoi rendre, définitivement, ma carte de presse que je n’ai, de toute façon, jamais eue en ma possession.

« Je peux le faire en 1’35, a poursuivi De Bavoir, sereinement, pour me signifier qu’il était capable de courir ces foutus 21 100 mètres en une heure et trente-cinq minutes.

– Faut que tu fasses beaucoup mieux que 1’35, ai-je répliqué, remarquant qu’on était loin de la réalité. Ça suffira pas, là ! Tu veux rivaliser avec les champions, ou quoi ? 59 minutes le record !

– Ah non, non, non, non… mais je peux pas, ça… Écoute, je vais faire tout ce que je peux. Je suis qu’au début de ma carrière, après tout.

– Et est-ce que t’as des bonnes chaussures au moins ?

– C’est le bas de gamme du running, à 90 euros, Reebok.

– Pas mal quand même, 90 euros !

– Oui, oui, pas mal. Pas mal… D’habitude je les vole, alors là ça m’a fait un peu drôle. »

Ok. Vous vous demandez certainement, à ce moment précis, où va nous mener ce fichu reportage. Eh bien je peux vous dire que moi aussi, à l’heure où je l’écris (9h59), et alors que je n’ai pas encore dormi, je me pose la même question.

« Au fait, y’a des règles ou quoi ? ai-je demandé à De Bavoir.

– Bah oui… tu cours et tu fermes ta gueule ! »

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Bien sûr je suis arrivé en retard. La ponctualité est l’une des règles fondamentales du métier de journalisme que j’ai le plus de mal à respecter. Faut le dire, mais je crois que je partage ce sentiment avec nombre de confrères et consœurs. De Bavoir m’avait donné rendez-vous très tôt, dans les huit heures, soit une heure avant le départ. Mais je suis arrivé vers neuf heures et quinze minutes. Et quoi que vous fassiez – autant l’annoncer tout de suite –, à part le départ et l’arrivée il n’y a strictement rien d’intéressant à voir dans un semi-marathon. Dans ces conditions, avec quinze minutes de retard, j’avais bon pour prendre mon mal en patience. Une heure pour les premiers de la course, au moins une heure et demie pour Simon. J’étais manifestement le seul à faire un mauvais départ.

Heureusement, sur place, tout était prévu pour celles et ceux qui ne courraient pas. Au pied du beffroi de la mairie, une vaste braderie commerciale était en place et l’enjeu, ce matin-là, était d’acquérir toute sorte d’échantillons que les différentes marques partenaires distribuaient gratuitement. À commencer par Aptonia, spécialiste de la nutrition et du soin du Sportif. Hé, faut savoir que le Sportif est une étrange bestiole qui n’arrête pas d’ingurgiter divers produits tous plus chimiques les uns que les autres pour augmenter ses performances. Évidemment ils ne sont pas recommandés aux Non-Sportifs comme moi, mais comme j’étais en reportage il fallait bien prendre des risques. En quelques minutes, j’avais en ma possession deux ballons cylindriques jaune fluo à claquer pour applaudir le Sportif, 38 grammes de poudre d’Iso citron vert, 500 millilitres de liquide Fun fraise-cerise et d’autres petites surprises. Tout cela, combiné aux 50 centilitres de Bison 12° stockés dans mon sac à dos, aurait eu le mérite de me faire décoller pour un bon moment. Seulement j’avais encore du taf et c’était pas le moment de déconner d’une quelconque manière.

Sur l’estrade dressée pour la remise des coupes, un speaker commentait la course et il n’y avait pas une minute qui ne s’écoulait sans une exclamation du style : « Les Kenyans dominent la course » ou « La Japonaise fait la surprise ». Ma nausée s’accentuait un peu plus. Le Sportif, en plus d’être chargé de produits, est systématiquement caractérisé par ses origines. D’où il vient importe davantage que qui il est. Ses victoires, ses défaites, ses performances relèveraient quasiment d’un déterminisme racial. En tout cas c’est ce qui me filait la nausée, en plus de mon état général qui de toute façon était déplorable.

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« Il nous faut un papier officiel ! » Simon n’en démordait pas. Arrivé trente-huit minutes après le vainqueur qui avait couru en 1’00’38, j’avais vu plus de 1000 personnes franchir la ligne d’arrivée avant lui. Certaines s’étaient écroulées, d’autres avaient vomi violemment sur les pieds des spectateurs qui longeaient les grilles de protection. Dans l’indifférence la plus générale, un coureur levait les bras au ciel, un autre lançait un cri de victoire et on se félicitait réciproquement. Tous portaient les couleurs des Mousquetaires-Intermarché et une sorte d’étiquette à la chaussure – ce que je croyais être l’étiquette du magasin qu’ils avaient oubliée, mais qui en réalité était une puce RFID bipant au départ et à l’arrivée pour le calcul des temps. Simon, lui, avait l’impression d’avoir fait un très bon temps. Il ne voulait pas croire à sa contre-performance, en tout cas tant qu’il n’aurait pas un document officiel. Et c’est seulement quand il a vu que la remise des coupes aux vainqueurs avait commencé alors même que la course n’étaient pas finie, que lui terminait à peine de courir et qu’aucun journaliste à part moi n’était venu l’interviewer, qu’il a accepté la réalité :

« Franchement j’étais mieux dans le Cantal. T’as pas compté le nombre exact d’arrivants avant moi ?

– Bah non ! J’avais que ça à foutre ! T’as perdu, t’as perdu, c’est tout. On va pas y passer trois heures !

– Pfff… C’est rien qu’une grande foire commerciale ! J’pense que tous ceux qui sont arrivés avant moi sont dopés… parce que, bon, quand même je suis un grand champion ! J’ai fini 38e dans le Cantal, je comprends pas que je sois plus de 1000e à Lille ! C’est pas possible ! En plus un coureur sur trois c’est un panneau publicitaire !

– Je te comprends, mon pote. Ils t’ont volé la victoire, voilà tout !

1000 personnes putain ! 1000 personnes qui ont tout fait pour me barrer la route tout au long de la course… ils m’ont empêché de remporter une victoire qui m'était destinée ! Pfff… pourtant j’ai bataillé comme un diable, avec des slaloms de fou entre tous ces beaufs de la course, les chaussettes jusqu'aux genoux, les shorts ras-le-cul, customisés comme des cyclistes, labélisés de toutes parts de leurs tee-shirts par des marques qui leur sucent le sang chaque jour qui passe… »

Etc. (Ce passage de mon enregistrement au dictaphone est vraiment atroce, je préfère arrêter la retranscription tout de suite).

Simon avait les nerfs, vous l’avez compris, et je crois sincèrement qu’il s’interrogeait, à ce moment précis, sur le sens de tout ceci. Il avait respecté le règlement, courir et fermer sa gueule, et pourtant il se sentait abusé. Il m’a montré le ticket Transpole équipé d’une puce RFID qu’il avait été contraint d’acheter avec une consigne de 20 centimes pour se rendre ici : « Regarde ça, une puce RFID dans la poche, une sur la pompe, Intermarché en dossard… putain j’ai rien demandé, moi ! Je voulais juste courir ! En plus j’ai donné 15 euros ! »

Pour le dire autrement, Simon avait la désagréable impression de s’être fait niquer. Et, pour tout vous dire, moi aussi. Courir et fermer sa gueule, c’est pas bien différent du quotidien. Au départ, les coureurs sont classés par « SAS » selon leurs performances. Prouvez que vous avez déjà fait moins d’1’15, vous serez dans les premiers. Moins d’1’30, dans les moyens. Au-delà vous serez classé, avant même de courir, dans la caste des derniers, des mauvais, des perdants. Ceux qu’on n’attend même pas à l’arrivée, et qui se battent pour rien alors que les coupes sont déjà remises aux premiers. Voilà la course, voilà la vie. Toujours avancer, toujours se taire, toujours accepter d’être traité comme du bétail. Finalement la performance c’est pas pour nous. On est des perdants par nature, et ça nous va parfaitement. Voire c’est ça, être un winner. •