Le linge sale de l’ENL

Risorgimento et abolition de la Direction à l’École Néogonzo de Lille (ENL)

• C’est dans des locaux poussiéreux aux plafonds parsemés de toiles d’araignées, que d’anciens élèves de l’ENL se sont retrouvés hier après-midi. Depuis les terribles évènements survenus il y a deux ans, notre école – si prestigieuse à l’époque et si terne aujourd’hui – n’avait pas connu pareille agitation. Les dérives autoritaires de la Direction, mais aussi les multiples insubordinations et tentatives de putschs, avaient finalement eu raison du vaisseau amiral 43000. En effet, peu de temps après la Grande Révolte de l’été 2014, le Directeur avait annoncé que le sort de l’école serait décidé par référendum. Mais ce dernier avait aussitôt disparu, sans laisser la moindre trace depuis ce jour. Dans les mois qui ont suivi, la plupart des élèves ont démissionné ou, simplement, n’ont plus donné de nouvelles. Ainsi l’ENL s’est-elle éteinte, dans l’indifférence générale.

L’histoire aurait pu en rester là. Heureusement, une poignée de survivants – ou récalcitrants, c’est selon – n’a pas abandonné. Après plusieurs mois d’intenses recherches, ils sont parvenus à mettre la main sur quatre ou cinq élèves égarés – qui dans un bistrot malfamé, qui sur une plage déserte du sud de la France, qui à Pôle Emploi, etc. – et à les réunir à nouveau. Objectif ? Relancer la machine 43000 pour une nouvelle saison, comme une sorte de Risorgimento négonzo. Mission pour le moins délicate, d’autant plus que la réunion d’hier a soulevé de nombreux désaccords parmi les élèves. Les uns, à l’instar du Capitaine Cœur-de-Bœuf, voulaient « en finir une bonne fois pour toutes et tout brûler », tandis que les autres appelaient à « se battre jusqu’au bout, pour crever en beauté », allant même, comme l’a fait Esteban, jusqu’à brandir la menace d’un éventuel rachat de l’école par Bolloré – ce qui a soulevé une vague de ricanements parmi les premiers. Certains dénonçaient « les crimes commis par la dictature de l’école », d’autres s’en prenaient « au Directeur et à ses chiens de garde », d’autres encore s’accusaient mutuellement, de tout et de rien. Bref, les débats ont été longs, très longs, ennuyeux et soporifiques, mais ils ont tout de même abouti à deux décisions :

- Premièrement, l’école rouvre officiellement ses portes.

- Deuxièmement, la Direction de l’école est abolie.

Le Directeur, quant à lui, n’a pas été retrouvé et n’a donc pu commenter ces décisions. « Les recherches se poursuivent », a expliqué Bruegel de Bois, un des initiateurs de la réunion, « même s’il s’est comporté en dictateur, on va avoir besoin de lui. Il ne peut pas y avoir d’abolition sans rédemption. » Position loin d’être partagée par tout le monde : « Heureusement qu’il est pas là, ce tocard », confiait une élève présente hier, qui préfère conserver l’anonymat, elle qui ne croyait pas revenir un jour dans ces locaux, « et s’il revient, il peut faire une croix sur son salaire de dirlo ! » Quoi qu’il en soit, selon certaines sources « à prendre avec des pincettes », le Directeur serait en passe d’être débusqué. On devrait en savoir plus très prochainement.

Aujourd’hui, la situation de l’ENL reste incertaine. Les élèves réussiront-ils à lui donner un second souffle ? Mettront-ils un terme aux conflits larvés qui l’avaient fait couler il y a deux ans ? Retrouveront-ils le Directeur et celui-ci acceptera-t-il sa propre abolition ? L’avenir nous le dira. •

L'attentat poétique, l'attentat qu'il mérite !

• Suite aux récents événements bousculant les hiérarchies et les privilèges en place au sein de l'École Néogonzo de Lille (ENL), touché par la détermination de mes anciens camarades, j'ai décidé de sortir de ma retraite et de mon mutisme. J'avais perdu tout espoir que le soleil de l'insurrection se lève un jour sur le royaume malté de Jacques de l'Erreur et de ses suppôts mais les temps semblent avoir changé. Certains yeux semblent avoir entraperçu qu'une autre école est possible, une école sans CDD « chargé de café », une école débarrassée des dépêches BFM. 

Aujourd'hui que mes camarades se dressent enfin face à l'absolutisme et semblent avoir saisi l'importance d'unir toutes les forces révolutionnaires de l'École, je souhaite adresser ce message aux dévots restants : on vous dira que rien de tout cela n'a existé, que des putschistes ont tout inventé de leur malheur et de leur sort. On vous dira que la direction a tout fait pour ses élèves. Mais laissez-moi vous dire que le silence est un chien qui nous dévore. Rappelez-vous les heures sombres, rappelez-vous les pertes et fracas, rappelez-vous que rien ne vient sans combattre ! 

Abandonnez cette comédie burlesque qu'on vous joue, brisez les chaînes de votre subjectivité noyée dans l'ivresse et la folie d'un homme. Rejoignez l'Internationale Révolutionnaire Poétique et la Commune Libre de l'ENL, enfin unie pour la liberté, l'autogestion et la révolution permanente ! 

Et pour toi Jacques, ce songe d'une nuit d'été, en attendant nos retrouvailles lors d'un conseil de classe :

 

Enserrer ta nuque

pour en mesurer l'audace ;

Ne pas céder à l'impatience

mais te chanter tes « grâce ».

 

T'enfoncer une branche

par la gueule jusqu'à tes hanches ;

Imprimer ta chair à mains nues

d'ocres rubis et de saphirs âcres.

 

Chercher la plus belle souffrance,

le souffle de ta délivrance.

Au fer rouge,

caresser des minutes langoureuses.

 

Avec toute l'affection d'une tronçonneuse,

scinder ton corps et ton esprit

en deux égales parties ;

 

L'une pour la terre - l'autre pour le feu,

et te rendre ton peu.

 

Akram Penjis & les poètes de l'ombre

Pour L'internationale Révolutionnaire Poétique

 

Communiqué séditieux du Signore Guzzi en rapport avec la personnalité tyrannique du sieur de L’Error.

• C'est sous d'importantes pressions psychologiques, mais sans aucune intention de ciller, qu'il me faut présentement prendre la plume pour dénoncer certains traits de caractère de J. De L'Error.

A l'heure où De l'Error donne à voir sans aucun fard son attachement aux idéaux bonapartistes, je souhaiterais apporter une modeste – mais j'espère, décisive – contribution à la guerre en cours.

Il convient, pour ce faire, de revenir sur les coulisses d'un stratagème qui, quoiqu'il m'en coûta moralement, me permit de dévoiler la duplicité dangereuse du Directeur de l'ENL.

Tout a commencé alors que nous faisions route vers le camp de redressement néogonzo, en l'août 2014. Au sein de l'habitacle, J. De l'Error ne cessait de déployer ses talents de prestidigitateur afin de séduire et de débaucher une nouvelle recrue – Elle Hache – ainsi qu'un aspirant – moi-même. Placé au pied du mur suite à l'humeur insurrectionnelle qui agite l'enceinte de l'établissement dont il a l'honneur de présider aux augustes destinées, De l'Error plaidait la nécessité d'apporter notre soutien à sa propre cause.

Encore peu au fait des tenants et aboutissants de ce climat délétère, je choisis dans un premier temps, tel un stoïcien, de suspendre un jugement que je souhaitais avisé. Arrivé sur les lieux du rassemblement, je cherchai à m'enquérir des coulisses de l'intrigue que chacun des deux partis s'employait à investir.

Sentant mon cœur pencher spontanément du côté des insurgés, je décidai néanmoins de me ménager encore les moyens de forger mon propre jugement.

Tout bascula le vendredi 15 août, aux alentours de minuit, lors de ce que les historiens appelleront désormais la fameuse Nuit du 15 août. Alors que les festivités battaient leur plein, les insurgés opérèrent une redoutable manœuvre, qui eût pour effet d'acculer le Directeur sur un pauvre banc en mauvais bois, au fond de la Grange, seulement accompagné – et c'est parfaitement incompréhensible – du Capitaine (ici lieutenant) Cœur-de-Boeuf. La masse menaçante semblait terroriser le Directeur qui, tétanisé, était incapable de répondre aux accusations, blasphèmes et autres quolibets de la foule déchaînée.

C'est à ce moment que j’échafaudai mon plan. Prétextant de la pitié qu'il m'inspira authentiquement à ce moment précis, je lui proposai, le lendemain, de mettre au service de son image ma modeste érudition, en vue de restaurer la vérité autant que la dignité du personnage.

C'est ainsi que, à l'occasion du panégyrique qu'il commandita – moyennant espèces liquides et trébuchantes – à un obscur réalisateur, je décidai d'exposer les soubassements culturels et politiques de la pensée de De L'Error. Dès lors qu'il disposait d'une entière latitude pour déjuger mon propos, je lui laissai, ce faisant, une dernière occasion de clarifier ses propres positions morales et intellectuelles.

C'est ainsi que je présentai Jack de l'Error comme le fils spirituel de Jack Delors. Oui, Jack Delors, le père physique de Martine Aubry, le père spirituel de François Hollande, Emmanuel Macron et toute cette bande de forbans capitalistes qui mettent la classe ouvrière à genoux depuis trente ans. Jack Delors, ce technocrate mercantophile qui carbure à l'eau bénite, l'architecte patenté du pénitencier européen dans les geôles duquel le bon peuple n'en finit plus de crever. Jack Delors, cette incarnation pure et toujours vivante de tout ce que les Communards de la terre entière conchient avec la dernière vigueur.

On connaît la suite.

Jack De L'Error souscrit avec un entrain non-dissimulé à cette canonisation bureaucratique.

Il apparaît ainsi, sous tous les feux de l'évidence, que tant que le règne de De L'Error durera, l'École Néogonzo de Lille (ENL) ne pourra prétendre à autre chose que d'incarner le porte-drapeau des desseins scélérats de son mentor auto-proclamé.

Il me reste, à présent, à apporter une modeste contribution aux Premières mesures révolutionnaires déjà esquissées ailleurs. Il me semble que le règne de Jack de l'Error doive être purgé pratiquement, et symboliquement. Aussi propose-je d'avoir recours à l'ancestrale torture de la baignoire, par laquelle le Directeur est condamné à périr par le poison le plus redouté de nous : l'eau du robinet. •

Il Signore Guzzi

 

Communiqué de M. de L’Error, directeur de l’ENL : « J’ai décidé d’organiser un plébiscite »

• Chers élèves,

Voilà aujourd’hui près de deux mois que je ne me suis pas exprimé publiquement, laissant nécessairement notre prestigieuse école dans le chaos que vous avez, que nous avons traversé cet été. En cause, une bande de beatniks chevronnés – en fait trois élèves bien connus de toutes et tous, bientôt rejoints par un quatrième traître parodiant le nom d’un célèbre résistant – qui s’est autoproclamée « commune libre de l’ENL » (sic) lors d’un simulacre médiatico-terroriste des plus grotesques. Leur revendication, similaire à celle que l’on peut entendre dans un foyer de lycéens, tenait en un mot : démission.  Ma démission. Mais encore ? Eh bien, la seule et unique mesure « révolutionnaire » qu’ils ont osé prendre après leur pseudo-putsch a été un… « harlem shake » monstrueux conduisant à la destruction et au vandalisme abject.

Aussi pendant deux mois ai-je préféré me retirer, ne pas m’interposer, pour donner à voir, en quelque sorte au monde entier, ce que leur fanatisme pouvait perpétrer. Le  crime, le vice : le désordre. Je sais ce que vous avez pu ressentir en mon absence, camarades, combien d’épreuves vous avez dû endurer et surtout combien d’humiliations vous avez subies. Vous m’en voudrez peut-être de vous avoir abandonnés, ce que je comprendrais parfaitement. Mais je ne pouvais agir autrement : le beatno-fascisme ne montre son vrai visage que quand il croit à sa victoire. Et tout le monde, hélas, a pu s’en rendre compte : Esteban, Bruegel de Bois et Simon de Bavoir sont complètement tarés.

Ceci dit, en réalité je ne m’étais pas totalement retiré. J’avais entrepris de les débusquer et il vaut mieux rester discret si l’on veut que sa proie fasse une erreur stratégique. J’ai donc retrouvé les rebelles et, comme vous le verrez dans ce brillant vidéo-reportage-gonzo réalisé par certains des meilleurs élèves loyalistes de l’école, je suis allé à leur rencontre le 16 août 2014, jour de l’ultimatum qu’ils avaient fixé.

En toute logique, ça aurait pu très mal se passer – j’étais armé et je ne suis pas du genre à trembler. Mais ça n’a pas été nécessaire, en fait je n’ai même pas eu à les tabasser. Quand je suis arrivé dans leur planque, au moins 350 personnes y faisaient la fête, toutes plus bourrées les unes que les autres – spectacle pitoyable, je dois dire. Quant à Esteban, De Bavoir et De Bois, ils étaient tellement déchirés qu’ils ne m’ont tout simplement pas reconnu. Hé, que pouvais-je faire ? Ils étaient dans un état si lamentable – Esteban s’était teint en blond et courrait en boxer au milieu d’un champ en criant « Wesh la munne-co ! », Bruegel avait des dreadlocks, puait, surtout parce qu’il dégueulait des litres infâmes de bile et De Bavoir, lui, s’était déguisé en député du tiers état genre Robespierre et creusait des trous dans la terre avec une tronçonneuse – que mon intervention n’aurait servi à rien. Au fond, me suis-je dit, autant les laisser faire leur merde et reprendre le pouvoir fermement. C’est bien ce qu’attendaient les Français fin mai 1968, et sans doute ce que vous attendez, vous aussi, camarades.

C’est pour cette raison, mes amis, que, pour finir de remettre de l’ordre une bonne fois pour toutes à l’ENL, et cela en toute légitimité, j’ai pris la décision de me tourner vers vous en organisant un plébiscite. Oui, vous avez bien lu, un référendum sollicitant votre avis sur le projet que je veux vous proposer aujourd’hui, un projet qui me tient à cœur depuis longtemps : faire un journal de l’ENL, autrement dit une version papier du 43000. Ce projet, s’il aboutit, représentera un tournant majeur de l’école et propulsera chacun d’entre vous au sommet de la gloire journalistique. Sachez-le.

Dans un mois, vous serez donc amenés à vous prononcer pour répondre à la question : « Approuvez-vous la création d’un journal Lille43000 ? » Naturellement, si je n’obtiens pas votre approbation, j’assumerais  pleinement la responsabilité de cet échec en me retirant de la direction de l’école.

D’ici là, croyez en mon entier dévouement pour la cause de la grandeur de l’École Néogonzo de Lille ! •

Jack de L’Error

Jean Mouline s'enfuit du bagne de La Propriété : Révélations fracassantes sur Jack de l'Error

• Chaque fois que j'appuyais sur la pelle avec mon pied, mon corps convulsait dans un soubresaut qui venait enfoncer plus profondément l'outil dans le tas de gravas. Je pouvais sentir le tranchant de la pièce plate usée sous ma chaussure maigre. C'est à ce moment précis que mon genou secouait ma jambe d'un éclair brûlant, puis se décontractait pour laisser place à une douleur moins aigüe mais pas moins intense. Je me souvins soudain de ce que m'avait dit un vieux volcanologue : « Si t'as mal au genou, c'est que t'as un problème de "je" et un problème de "nous" ». Je savais que j'avais mal à cause de ces foutues pelletées mais je me demandais pourtant encore s'il pouvait y avoir du vrai dans tout ça. La sueur perlait de mon front sur la caillasse, s'évaporant presque instantanément sous l'effet conjugué d'un soleil de plomb et de la chaleur ardente émanant des pierres. Avec quelques autres, je m'acharnais à la tâche, remplissant à répétition une dizaine de seaux, qui, gavés de cette grosse rocaille par nos efforts renouvelés, étaient alors transportés au loin par un autre groupe de personnes. Les « transporteurs » disparaissaient alors au coude d'un virage pour vider les seaux dans l'interminable sillon du drain que nous devions ainsi combler. Ils marchaient dans la tranchée comme une farandole de damnés. On ignorait s'ils allaient réapparaître. Ils revenaient toujours cependant, après quelques minutes écoulées pendant lesquelles nous raclions les cailloux afin de s'en saisir plus facilement lors de la prochaine salve. Parfois, lorsque le tas était encore assez gros, nous reprenions notre souffle quelques instants. Et puis la boucle reprenait. Ne jamais voir ce trou se remplir malgré les heures qui défilaient me rappelait un peu Sisyphe et son rocher. Notre rocher à nous avait juste été pulvérisé en millions d'éclats qu'il fallait maintenant ramasser, sans doute pour amuser quelque dieu asservi à la République et au Capital ; hilare dans son panthéon en or, il devait bien se foutre de notre gueule en sirotant de l'ambroisie à la fraîche. Nous, nous enfournions les pelletées, nourrissant ce serpent de notre peine, jusqu'au chantier suivant où il faudrait à nouveau « réviser » les drains de La Propriété. La Propriété était un endroit sévère dirigé par cinq généraux ayant chacun leur talent pour mettre nos corps dans une torpeur diable. Le refrain était devenu récurrent, estival : chaque été, il fallait « réviser » les drains. « Réviser » étant un euphémisme certain. Je t'en réviserai, moi, des drains.

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Nous dormions sous les combles, dans la grange, ou bien dans una tienda. Chacun de ses abris avait peu d'avantages et ses inconvénients. Les combles vous laissaient à la merci des ordres des maîtres pour le petit déjeuner ou bien pouvaient vous exposer à vider les lieux aux aurores pour les réunions d'organisation des chantiers journaliers. La grange vous laissait à la merci des araignées, des souris et des chats sauvages. La tienda vous exposait à l'humidité et à l'inconfort le plus total, à moins d'obtenir l'autorisation des maîtres de fourrer votre couche avec un ballot de paille sèche. Blotti dans ma tienda sans paille, malgré l'heure tardive et une journée éreintante, la fatigue ne m'avait pas assommée. J'avais bien eu vent de rumeurs d'insurrection à l'École, mais je ne savais pas trop quoi en penser. Les informations que je pouvais obtenir contre quelques cigarettes ne pouvait pas être jugées fiables à 100%. Depuis, j'avais également surpris une conversation des maîtres qui avaient confirmé la révolution en marche. Ils redoutaient que le communiqué annonçant l'insurrection n'ait été écrit et tourné ici-même, dans le vallon, quelque part aux alentours de La Propriété. Si tel était bien le cas, cela voulait dire que mes camarades n'étaient pas loin, mais qu'ils avaient dû sacrément déconner pour se retrouver là. Au bagne de La Propriété, on perdait le fil de sa conscience. La mienne s'était recroquevillée derrière la souffrance du corps et sa perception accrue, dans une nécessité de protéger son esprit, pour qu'il survive. Seules me restaient des rimes, à verser sur d'anciens chants. Il semblait maintenant que ma conscience souhaitait se réveiller, attisée par une odeur de poudre que mon imagination mêlait déjà à l'air de La Propriété. Je m'endormis en sachant que le moment était venu pour moi de quitter cet endroit et de rejoindre mes camarades en lutte. Il fallait fuir, fuir La Propriété.

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Tout en petit déjeunant ma brochette de guêpes grillées réglementaire, je repensais à toutes les tentatives de Communes qui avaient plié sous les talents d'orateur éthylique de Jack ces dernières années. Il avait désormais renforcé son pouvoir à la faveur du recrutement de nouveaux stagiaires qui tournaient presque systématiquement le dos aux anciens élèves communards. À mon retour d'un reportage à Notre-Dame-des-Landes, rien ne s'était déroulé comme prévu. Alors que pour une fois, j'avais ménagé de ne pas me faire arrêter – le coup des douanes à Douai ça ne compte pas – , j'aurai dû retrouver ma place à l'École, serein de ne pas être revenu avec une note de frais mirobolante, et auréolé de n'avoir eu aucun frais de justice sur le compte de la Direction. Au lieu de ça, Jack avait discrètement arrangé mon arrivée ici, à La Propriété, de peur que j'ai été « contaminé par des gauchos anti-avion ». Passaient encore le zoo de Lille, le Mexique, la Suède, mais là, le coté Républicain de son esprit Thompsonnien a pris le contrôle et a opté pour une rééducation radicale à durée indéterminée dans un des nombreux camps de redressement du Middle West. Ces camps mêmes qui doivent abriter De Bavoir quelque part... Cette tendance innée de notre directeur à infliger l'enfer aux autres m'a toujours fait penser que si un homme sur cette terre ne devait jamais avoir de carabine chez lui, ou à son bureau, ou disons même à moins d'un mètre cinquante d'un de ses bras valide, c'est bien Jack de l'Error.

J'aurai pu être instantanément condamné à mort, haletant sous son haleine de mauvais whisky, comme un crapaud tranché par une binette en plein remblayage. On avait vu depuis ce que ça donnait uniquement avec un tire-bouchon. Mais c'est la peau de Jack qui était maintenant sur la sellette, et il risquait de prendre cher avec tout ce qu'il avait infligé... Et Akram dans tout ça ? Avait-il eu vent de cette Commune lui aussi ? J'avais la conviction que s'il était toujours en vie quelque part et qu'il apprenait ce qu'il se passait, le désir des élèves de se révolter l'inspirerait. Il se mettrait bientôt à chier des alexandrins en acier Valyrien sur Jack.

Pour ma part, j'allais bientôt m'enfuir grâce à la calèche des Letram, une berlingotte visitant les maîtres régulièrement et dans laquelle je pourrais aisément me glisser à la faveur de la nuit. Camarades, tenez bon, me voilà ! « Appelez le soleil, qu’il vienne et me console.
Étranglez tous ces coqs ! Endormez le bourreau !
Le jour sourit mauvais derrière mon carreau. La prison pour mourir est une fade école. »1 •

Jean Mouline

1 : Extrait de Jean Genet, Le condamné à mort.